Peut-être l’Histoire retiendra la date du 12 août comme le début
d’une nouvelle ère aux Etats-Unis, celle où (moyennant douze barils de
lyrisme enduit à gros pinceau) les forces progressistes repoussèrent la
Bête Immonde (au ventre toujours fécond, doit-on préciser) et son
racisme nauséabond. Peut-être l’Histoire n’en fera rien, le reste de
l’actualité noyant les événements de Charlottesville
dans son brouhaha habituel, faisant oublier à tous la petite ville du
Sud américain. Peut-être, de développements politiques en
actions/réactions de plus en plus épidermiques, ce 12 août sera-t-il
conservé comme le début d’une nouvelle guerre civile américaine (au
moins dans l’œil humide de certains médias qui aimeraient bien que ce
fut le cas). Une chose semble cependant probable : l’Histoire oubliera
l’avoinée qu’Internet vient de se prendre.
Oh, attention. Je ne dis pas qu’Internet, la technologie qui permet à
toutes nos machines de parler entre elles, serait mort à la suite de
Charlottesville ; ce serait aussi faux qu’idiot. En revanche, je parle
bien de cet Internet qui permet aux humains de dialoguer entre eux : si
celui-ci n’est pas encore mort, il a clairement pris une bonne
dérouillée depuis Charlottesville.
Ce n’est pas arrivé d’un coup : il a fallu des années, une ou deux décennies, pour en arriver là, mais nous y sommes. Ainsi, cela fait des décennies que les médias « grand public » ont
choisi de distribuer une information dont le biais n’a cessé de grandir
au fur et à mesure que les lectorats s’éparpillaient. En soi, les
événements de Charlottesville n’ont guère marqué de différence en terme
de traitement : il était attendu, de toute façon, qu’un rassemblement
visant à protester contre la destruction d’une statue confédérée ne
pouvait être dépeint sans tomber dans la caricature ou, a minima, sans
consciencieusement oublier des éléments de contexte essentiels.
Par exemple, que le rassemblement avait été planifié depuis des
semaines. Qu’il avait reçu l’aval des autorités fédérales. Que les
autorités locales avaient mis en place un plan tenant précisément compte
des risques de débordements possibles. Que ce plan, qui permettait
notamment d’éviter tout affrontement ouvert, n’a pas été respecté par
ces mêmes autorités qui improvisèrent au dernier moment, en choisissant
les options qui avaient pourtant été rejetées comme les pires lors des
réunions préalables.
Mais comme je le disais, tout ceci était attendu. On savait, pour un
tel événement qui n’aurait jamais dû déborder des feuilles « Fait
Divers » des gazettes locales, que la présentation qui en serait faite
ne pourrait pas, quoi qu’il arrive, représenter fidèlement ce contexte,
pourtant extrêmement important. Après tout, ceux qui s’opposent à la
destruction de la statue ne sont que des extrémistes de droite (nazis,
néo ou non, et autres suprémacistes forcément blancs).
Il était tout aussi attendu que des sites web (presse, blogs, j’en
passe) tenteraient de rappeler ce contexte commodément oublié. Il était
évident que la plupart de ces sites seraient, eux aussi, directement
classés dans la même catégorie que les groupes nauséabonds de
manifestants précédents et en conséquence, que toute tentative
d’amoindrir l’évidente culpabilité des protecteurs de statues coloniales
serait proprement passée au bleu, et ce d’autant plus que cet
amoindrissement se fait au coût très gênant d’un accroissement de la
culpabilité de l’autre groupe de manifestants directement impliqué dans
les événements.
Autrement dit : pour la presse, admettre ces éléments de contexte,
c’est crédibiliser ces sites, c’est diminuer la responsabilité des
groupuscules de droite en augmentant celle des autorités locales et,
pire que tout, en augmentant celle, dès lors encore plus évidente, des
contre-manifestants de cette gauche onctueuse qui n’a rien à envier à
l’extrême-droite d’en face.

Les choses ont pris une tournure franchement aigre lorsque les
échauffourées entre les trois camps (la police, les militants
d’extrême-droite et ceux d’extrême-gauche) ont finalement abouti au
pire : le militant d’extrême-droite James Alex Fields (le nom n’a pas
été changé) fonce au volant de sa voiture dans un groupe de
contre-manifestants, faisant un mort et de nombreux blessés.
C’est à ce moment que ce qu’on connaissait d’Internet a finalement
basculé : de façon étonnante, jugeant qu’on pouvait tout à fait
amalgamer le militant, son acte et tous ceux qui, de près ou de loin, se
réclament du même bord, plusieurs sociétés de gestion de
l’infrastructure d’Internet ont décidé d’agir.
Très concrètement et par exemple, cela revient pour GoDaddy à
dénoncer le contrat qui les lie avec le Daily Stormer (un de ces sites
web ouvertement acquis aux causes de l’extrême-droite), pourtant en
ligne et en contrat depuis des années : la fourniture de leur nom de
domaine s’arrêtant brutalement, le site disparaît de la toile. Ne se
laissant pas faire, les propriétaires du site décident de passer sur
Google DNS. Google, ne voulant surtout pas rester neutre dans
l’histoire, retire rapidement le site de ses serveurs.
La suite est du même acabit : alors que le site tente de passer son
nom en « .wang » et donc de bénéficier d’un nom de domaine sous pavillon
chinois, la Chine le retire à son tour. Quelques heures plus tard,
l’enregistrement du site en .ru suivra le même sort, les Russes refusant
aussi.
Le point d’orgue sera atteint lorsque CloudFlare,
hébergeant physiquement le site, décidera à son tour de bannir le Daily
Stormer, en invoquant essentiellement le fait (difficilement
contestable, on en conviendra aisément) que les propriétaires de ce site sont des trous du culs. On appréciera au passage l’explication navrée (et navrante à bien des égards) du patron de Cloudflare lorsqu’il déclare :
My rationale for making this decision was simple: the people behind the Daily Stormer are assholes and I’d had enough.(…) It was a decision I could make because I’m the CEO of a major Internet infrastructure company.(…) Literally, I woke up in a bad mood and decided someone shouldn’t be allowed on the Internet. No one should have that power. L’idée derrière ma décision était simple : les gens derrière Le Daily Stormer sont des trous du cul et j’en ai eu assez. (…) C’était une décision que je pouvais prendre parce que je suis le PDG d’une société majeure d’infrastructure sur Internet. (…) Littéralement, je me suis levé de mauvaise humeur et j’ai décidé que quelqu’un ne devait pas être autorisé sur Internet. Personne ne devrait avoir un tel pouvoir.
Bref : pour une raison encore difficile à comprendre, il semble que la clause,
pourtant simple à comprendre, qui voulait que l’infrastructure même
d’Internet fut aussi neutre que possible, ait été définitivement jetée
aux oubliettes. Et si je dis « difficile à comprendre », c’est parce que ces décisions en cascade posent plusieurs problèmes.

En
outre, si leurs conditions d’utilisations le leur permettent, comme
c’est apparemment le cas tant avec GoDaddy qu’avec Google ou CloudFlare,
rien n’interdit d’imaginer certaines clauses (notamment politiques) qui
aboutirait au refus de service.
Malheureusement, ce genre de raisonnement, parfaitement compatible
avec le principe de propriété et le libéralisme en général, entraîne de
facto un problème légal : dès lors que les opérateurs d’infrastructure
choisissent ouvertement de bannir l’un ou l’autre site et donc,
d’exercer une forme de censure, cela entraîne leur responsabilité pénale
soit pour avoir pratiqué cette censure ou, inversement, pour ne pas
l’avoir appliquée (selon le cas).
Plus clairement, s’ils choisissent de bannir A pour une opinion
politique contraire à la leur, il leur sera reproché d’avoir oublié de
bannir B le cas échéant, ceci pouvant se traduire par des peines
potentiellement très lourdes, en fonction des juridictions concernées.
Je ne suis pas sûr que toutes ces sociétés veuillent effectivement aller
sur ce terrain – et ce d’autant plus si les responsables de ces sociétés se sont publiquement engagés à ne pas faire ça.
En outre, on ne pourra que s’étonner de la rapidité de réaction
contre un site pourtant présent depuis des années, et l’absence de toute
réaction pour nombre de sites aussi extrêmes mais simplement teintés
d’une autre idéologie (typiquement, certains sites salafistes,
néo-communistes et clairement violents ou appelants à la violence,
diffusant Despacito ou que sais-je encore).
De plus, une telle démarche est le premier pas sur une pente
extrêmement raide et particulièrement glissante, celle qui oublie que la
liberté d’expression n’a pas été introduite pour parler de la pluie et
du beau temps, mais justement des sujets qui fâchent : en grignotant
ainsi cette liberté d’expression au motif qu’après tout, ce sont des
nazis, on prend le risque évident de la voir rapidement grignotée pour
des motifs de moins en moins évidents. Au début, ce sont les nazis qu’on
empêche de parler, ensuite, ce sont ceux qui osent prôner un certain
conservatisme, puis, pourquoi pas, ceux qui n’ont pas la bonne religion (le choix étant laissé, je le rappelle, aux bons soins du fournisseur d’infrastructure) ou la bonne orientation politique.

Car à l’heure actuelle, les groupes les plus vocaux, ceux qui réclament le plus bruyamment que soient ainsi listés, pourchassés et bannis
ceux qui ne répondent pas à des critères de plus en plus extensifs ne
sont pas des groupes réputés ni pour leur représentativité au sein des
populations, ni pour leur capacité à produire de la paix sociale.
Autrement dit, il y a un vrai problème de modération, voire de
passivité de tous ceux qui sont attachés à la liberté d’expression,
devant la mise en place de censures de plus en plus ouvertes de la part
de sociétés qui ont choisi de faire passer les intérêts de leurs
connivences étatiques et leurs propres agendas politiques avant les
intérêts de leurs clients.

Et il est dès lors encore plus important de se préparer et de mettre
en place, dès à présent, les alternatives qui pourront garantir cette
liberté d’expression. Malheureusement, la direction a été choisie, la route est prise, et on sait déjà où elle mène.
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